Trek au camp de base des Annapurnas : 10 jours éblouissants sous le ciel du toit du monde

Jour 1 : Phedi – Dhampus – Deurali – Pothana – Tolka

 

Soleil lumineux. Chaleur. Belle vue depuis le taxi qui nous amène de la vallée, sommets partiellement dégagés. Centaines de marches à monter. Les enfants sont en forme. Nous croisons deux serpents... On rencontre Clara, parisienne étudiante à Grenoble, qui fait 24 jours de trek seule, sur 35 jours au Népal... Le soir, au lodge Namaste Guest House, un couple de français a croisé Clara, qui lui a parlé de nous. Samuel a mal aux jambes. Soirée freesbe, instruuments de musiquue, travail scolaire et dobble. Très sympa malgré la grande fatigue. Tiendrons nous le rythme sur la durée ?

Jour 2 : Tolka - Landruk - New Bridge - Jhinu (1760) - Chhomrong (2170)

 

Réveil clair et pur à 6h30. Nous avançons le petit déjeuner de pancake et de pain tibétain frit au miel, prévu à 8h. Les enfants ont mal dormi. Il a plu cette nuit, une petite bruine insistante, mais nous voyons ce matin l'Annapurna Sud et le Hiunchuli, qui se découpent sur le ciel bleu. Nous décollons à 8h30, je redoute la fatigue des loupiots. Avec la pluie de cette nuit, nous rencontrons beaucoup de sangsues... la plaie ! La tranche feuilletée des ardoises argentées brille sous nos pas, crisse un peu. Ça descend. On croise une française de 22 ans et un anglais partis de Londres il y a une semaine pour 6 mois en Asie. D'autres, que nous croisons aussi, souffrent en marchant, écarlates et prêts à exploser... On s'approche de la fin de la mousson, il y a plus de monde sur les sentiers. Certains, beaucoup, sont précédés de leur porteur... Certaines filles sont maquillées, c'est très important en montagne... Des jeunes marchent avec leurs écouteurs dans les oreilles, fermés aux bruits environnants... Des locaux sont en tongues, avec 80 kilos sur le dos... Les trekkeurs internationaux sont souvent particulièrement bien équipés, avec des vêtements techniques et de nombreux "gadgets", go-pro, altimètre, téléphones satellites... Et puis, le soir, il y a ceux qui entrent dans la douche en même temps que nous, et en sortent quand nous sommes douchés tous les 5...

 

Aujourd'hui, nous faisons 1 500 mètres de dénivelé positif, et 800 mètres de dénivelé négatif, en 6h. Après midi éprouvante, de montée très raide : nous avalons des centaines de marches taillées dans le ventre de la montagne, sous une grosse chaleur. Les enfants tiennent le choc. Leur plaisir est immense, leur motivation... motivante. Arthur caracole en tête avec Raju, Samuel et Salomé sont fiers de porter leur sac. Ils s'aident de leur bâton de marche, ce bambou gravé qui les a déjà accompagnés lors du premier trek... Tout en marchant, on a de grandes discussions, on chante, on récite des verbes et des tables de multiplication... Nous traversons d'adorables villages gurungs, très fleuris, croisons des porteurs chargés de leur poids en vivres, batteries de cuisine, matelas... La végétation est luxuriante, les cascades et torrents se comptent par dizaines. 

 

Mes toutes nouvelles chaussures made in China baillent, au bout de quelques heures la semelle s'est décollée, et la colle avec laquelle je les ai rafistolées hier soir n'a pas tenu. A l'étape précédant le village de Chhomrong, une népalaise me les recoud pour 200 roupies...

 

A 13h30, nous sommes à Chhomrong, notre étape pour la nuit, gros bourg très vivant étagé sur plusieurs dizaines de mètres de dénivelé à flanc de montagne. La Guest House Heaven View nous accueille,  douche chaude, lessive, momos (sorte de raviolis frais fourrés de légumes et/ou de viande) et macaronis. Nous partageons notre table avec deux allemandes, puis nos parties de Dooble avec Raju. Celui-ci nous parle de la Chine (on est à 70 km du Tibet...) et de l'Inde, de ses 9 ans en tant que porteur avant d'être guide, des jeux paralympiques, des attentats terroristes en Europe, de notre chaudière au fuel française... Tout l'intéresse, il est très en demande de lien. Les guides et porteurs ne sont pas toujours logés au même endroit que les touristes, complètent les chambrées ou s'installent dans la salle commune, les népalais ne paient pas leurs repas aux mêmes tarifs. Les enfants sombrent dans les bras de Morphée peu après 20h...

Jour 3 : Chhomrong  (2050) - Sinuwa (2350) - Bamboo (2300) - Dovan (2600)

 

Réveil à 5h30. Tout est silencieux, les 2 allemandes discutent dans leur chambre, les enfants dorment, les guides et gens de la maison sont levés et vaquent silencieusement. Une délicieuse odeur de feu de bois et de pain gurung aiguise mon appétit ! Le ciel est limpide, rincé par la petite pluie nocturne. Les 2 immenses gorges des vallées se dessinent merveilleusement, avec leurs terrasses et leurs villages de pierres suspendus, aux toits d'ardoise. Je descend et tourne l'angle de la grosse bâtisse : la queue de poisson (fish tail) s'offre à moi, dans toute la pureté de ses lignes. Je la contemple un quart d'heure, seule, avant qu'elle ne disparaisse derrière les nuages. A sa racine, une chaîne se dégage et se voile, que je n'identifie pas...  Le ciel reste bleu azur jusqu’à notre déjeuner de tibetan bread. Large dégagement sur l'Annapurna South et le Hinchuli...

 

Nous partons. On croise une famille de Melbourne avec 3 ados et les grands parents. Nous sommes nombreux au check point de l'ACAP, puis chacun trouve son rythme, et les groupes s'étirent. On descend beaucoup, pour traverser la rivière et remonter. Jamais on ne suit une courbe de niveau, ça dénivelle toujours et partout ! Nous avons un excellent rythme,  le soleil brille et les montagnes enneigées nous suivent du regard. On croise un gros groupe de jeunes étudiants en médecine népalais, qui avait donné des bonbons à Arthur hier. Tout le monde s'extasie sur la témérité et l'endurance des enfants... Ils s'enhardissent, comprennent mieux l'anglais,  sont à l'aise et plus autonomes.

 

On the way, buffles, cascades, ponts suspendus, tashi delek (salut tibétain), villages gurungs, vie rude de montagnards, nombreux porteurs et trekkeurs se croisent sur les sentiers. L'électricité alimente tous les villages. Lauze et ardoise, jardins en terrasse, riz et millet, haricots, gingembre, choux, tomates, maïs. Aux coudes des rivières,  aux fontaines,  les femmes font lessive et vaisselle. Travaillent dans les potagers. Toutes ont des foulards sur la tête, des tissus rouges, le tika, des bijoux et le visage buriné,  les yeux rieurs. Charges d'herbes dans le doko. Chemin balisé, toutes nationalités s'y croisent. Les écoliers en uniforme font des jeux de couleur sur les flancs de la montagne... Les fillettes portent des nattes, nouées avec des rubans de la même couleur que leur jupe, et relevées en boucles. 

 

Aux pauses, les enfants gravent et taillent des bâtons, collectionnent les pierres qui brillent, chantent, prennent des photos,  récitent des verbes ou des tables de multiplication. Nos sous vêtements et t-shirts sèchent,  accrochés sur les sacs à dos. 

 

20h. Le doute a commencé à s'insinuer à la pause déjeuner, trop longue (2h pour faire et cuire la pâte des pains que nous demandons, préparer les oeufs et le riz, la soupe de lentilles et le curry de légumes du jardin...) quand les nuages, superbes, sont montés  de la vallée, apportant la pluie... on sort les ponchos et les vestes, mais l'orage gronde, des averses violentes se succèdent, avec un tonnerre fracassant qui se répercute sur la montagne. Nous marchons 3h sous une grosse pluie qui annule tout plaisir et nous oblige à garder le regard rivé au sol. En 5 minutes,  nous sommes trempés jusqu’à la moelle. Ni les chaussures, ni les vestes ne résistent... heureusement que les enfants sont waterproof ! Moins sensibles au temps que nous, ils chantent et jouent dans les torrents de boue et cascades qui coupent les sentiers, alors que nous luttons contre le découragement...

 

Après 2h, nous traversons Bamboo, un village qui n'en est pas un : composé de 5 Guest House uniquement, sans autre habitation ni vie collective... et continons 1h, jusqu’à Dovan (2 600). Ici, seulement 3 Guest House. Tout est plus cher, nous sommes plus haut. Les chambres sont plus chères,  les douches chaudes et recharges d'appareils sont facturées, et même le thé,  dont nous buvons des litres chaque jour, est cher. Mais les sources d'énergie ici sont rares : le bois, qui sert pour la cuisine, devient plus difficile à utiliser au fur et à mesure que nous prenons de l'altitude,  les forêts se renouvellent moins, les arbres ont besoin de plus de temps pour pousser... Quant au gaz, c'est à dos de porteur qu'il parvient jusqu'ici... Plus haut, les clients peuvent acheter les services d'un petit réchaud à kérosène, mais, même au camp de base, pas de chauffage... Si le soleil brille et nous sèche demain, nous devrions dormir au MBC, le Machhapuchhre Base Camp. Si la pluie continue de nous persécuter, pas sûr que le trek continue bien loin... 

 

Nous rencontrons, quittons, recroisons des trekkeurs, avec lesquels nous avons plus ou moins le même rythme, partageons les mêmes lodges... Ce soir, Sophie, une française de 29 ans qui voyage seule avec son guide, pendant 3 semaines. 

Jour 4 : Dovan - Himalaya - Deurali (3 200)

 

Réveil à 6h30,petit déjeuner à 7h, départ à 8h. Horreur de remettre les chaussures et vêtements mouillés... Au bout de 20 minutes,  on enlève les polaires. Il fait frais et très humide, il a plu des cordes toute la nuit. Mais nous grimpons sans cesse, en moyenne enre 3 000 et 4 000 marches par jour... A 11h15, on arrive à Deurali. Raju demande à chacun comment il se sent, et nous redit qu'il est "very happy" d'être là avec nous... Il sourit, avec les enfants, nous marchons plus vite que la moyenne de ses clients adultes,  et je le soupçonne d'être un peu fier aussi ! Lui a un petit sac de 5 ou 6 kg, et nous propose quotidiennement de nous délester davantage que des 2 litres d'eau que nous lui confions... Ludo doit porter 15 ou 16 kg, moi 10 ou 12. Les enfants s'extasient sur les papillons,  les chenilles, les scarabées, jouent avec les bambous, observent la course des nuages qui s'étirent et se déchirent, la forme des rochers, le brillant des cailloux, le tortueux des troncs, les fleurs, les torrents, les mousses... nous avons fait en 3h15 ce qui se fait en 4h. Tout en jouant... Il y a de l'eau partout, cascades et torrents dégoulinent de la montagne, nous aurons les pieds mouillés jusqu’à Pokhara... 

 

Hier soir, dans la pénombre,  la Fishtail s'éclaire sous les étoiles,  que nous admirons 10 minutes, avant d'aller nous pelotonner autour de la table... Et ce matin, à 7h, de nouveau nous assistons au somptueux spectacle de la montagne sacrée en forme de queue de poisson... avant que la brume ne l'engloutisse. Je suis inquiète pour le froid et l'humidité. Nous supportons l'altitude et l'effort sans souci, mais le froid...

 

Les enfants peuvent dire le plaisir de l'effort, des paysages,  de l'intériorité, de l'objectif du camp de base... A leur demande, nous programmons le tour du Mont Blanc ensemble... Ils ont pris le goût de la nature, celui de l'endurance... Les groupes de japonais que nous croisons portent chacun un drapeau à la main, les chinois, par 20 ou 30, checkent les mains des enfants, les prennent en photo, leur pincent la joue ou leur ébouriffent les cheveux... L'un donne des bonbons, partage un gâteau, l'autre offre un sachet de complément alimentaire hyper vitaminé,  genre grand sportif, que nous refilons à Raju... Pour nous, daal bhaat, macaronis, et rostis, bonbons... Pour le premier trek, nous avions fait une soixantaine de kilomètres, ce devrait être environ 120 pour celui ci... Nous n'avons pas vu les singes à face blanche (attelles ?) dans la forêt ce matin. 

 

13h. Nous sommes réchauffés et repus, galvanisés par la proximité du MBC, où nous voulons dormir ce soir... Seules, 2 petites heures de grimpette nous séparent encore du Machhapuchhre Base Camp... Mais... le temps s'en mêle. La poisse. Il se met à bruiner d'abord, la brume nous cache même l'autre bout de la cour dallée d'ardoises de la Guest House. Puis elle s'installe, s'intensifie, et c'est le déluge. Nousdécidons de rester là. Les vestes sont toujours mouillées... Seuls, les pulls sont secs. Et il n'est pas plus envisageable d'enfiler les vestes mouillées que de mouiller les pulls... Le coup est rude. Il va falloir tuer le temps. Le projet de dormir au MBC, de se lever à 5h pour rallier le ABC afin d'y voir le soleil se lever et d'y prendre le petit déjeuner avant de redescendre s'envole. Demain, si le temps est avec nous, nous grimperons directement jusqu'au ABC (4h), et peut être y passerons nous la nuit. Quant à la chance de pouvoir y admirer le ciel, les étoiles,  le lever du soleil sur tous les Annapurnas... C'est ce qui ne dépend pas de nous. Le plus difficile, donc. Pour l'instant,  nous multiplions les parties de Dooble, sous les édredons. Jouons aux devinettes. Récitons des verbes et des poèmes. Les enfants encaissent assez bien, la première déception passée. Tout à l'heure,  nous sortirons de notre tanière pour aller prendre notre Xième litre de thé avec Raju... Je suis inquiète. Nous ne pouvons que garder sec ce qui l'est encore. Rien ne sèche. Parviendrons nous au Base Camp ? Nous sommes si près...

 

19h45. Les enfants sont au lit, avec chaussettes et polaires dans les duvets. Sans douche, et sans se brosser les dents après un repas un peu chiche, mais qui a l'avantage d'être chaud. Il doit faire 2 degrés. Pour rendre l'attente supportable et même festive, garder du plaisir dans ces conditions si rudes, nous avons mangé des mars et les avons massés. Autour de la grande table du dinning hall, ils ont encore fait l'admiration des népalais, coréens, australiens, belges, allemands, anglais, japonais. Ce soir, alors que nous luttons contre la pénétrante humidité pour gagner chaque degré, je repense à la belle matinée ensoleillée d'hier, où nous nous sommes liquéfiés de transpiration, à marcher sous le soleil... Ce soir, pas de lessive. On garde les vêtements sales, en tentant de faire sécher les propres... Pendant la longue après midi, nous avons laissé Raju, notre guide, notre hôte et notre employé, pour canaliser les enfants. Il est longuement resté observateur de la grande tablée internationale qui parlait (anglais) fort, riait et buvait, en de grands moments de convivialité. 

Jour 5 : Dovan - MBC (Machhapuchhre Base Camp) - ABC (Annapurna Base Camp)

 

Réveil à 6h30. J'ai eu mal à l'oreille droite cette nuit... Les vêtements et chaussures ne sont plus détrempés, juste humides et glacés... Après le pain tibétain au miel et le thé noir brûlant, on s'enfonce dans les nuages. Tiens, et si on marchait aujourd'hui ? Il fait froid et très humide, mais il ne pleut pas. Le bon groupe sympa de la veille se disperse, avec force sourires et encouragements. 4h de marche nous attendent. Nous sommes impatients,  heureux d'être là,  très motivés. Raju rappelle aux enfants de ne pas courir à cause de l'altitude, mais l'altitude doit boucher les oreilles... Nous attaquons d'un bon pas. Ça grimpe doucement, mais sûrement. Nuages, gorge profonde creusée par la rivière. Nous mettons moins de 2h pour accéder au MBC, même pas trop le souffle court, à  3 700 mètres. Les enfants sont surpris : " un camp de base, c'est exatement comme un village avec les lodges ! " On prend un thé brûlant et un bonbon avant de repartir. On marche dans des nuages denses, qui avancent, se déchirent et se reforment. Troupeaux de moutons et leurs bergers. On croise et recroise les trekkeurs du lodge d'hier. Des coréens nous ovationnent. À l'arrivée à l'ABC, des salves d'applaudissements saluent l'arrivée des enfants en haut de la volée de marches qui débouchent sur un premier lodge... Les pouces se lèvent en signe de victoire, quelques mots nous félicitent dans toutes les langues... dont le français. On parle anglais,  espagnol, on retrouve des groupes croisés il y a quelques jours.

 

Il est 13h. On commande 3 daal bhaat dans la grande salle à manger, il y a affluence. Un couple d'américains francophone, la soixantaine, lit le bouquin de Maurice Herzog, et nous montre les photos de cette première ascension de l'Annapurna,  il y a... 66 ans. Depuis 3 jours,  apprenant que nous sommes français, tout le monde nous parle d'Herzog ! Les enfants font aussi connaissance avec Louis Lachenal et Lionel Terray... Samuel a terriblement peur de la possibilité de se geler les pieds et les mains, et demande si on peut "se geler l'intérieur en respirant de l'air froid"... Et effectivement,  même dans la salle commune, avec toutes les épaisseurs que nous possédons, ça caille !! 

 

16h. La grande salle s'est peu à peu remplie. Le bon groupe d'hier,  hormis un monsieur de 80 ans qui redescendait, s'est reconstitué, dans la joie et la bonne humeur. Insensiblement, Samuel s'est rapproché des adultes, osant l'anglais et attendrissant tout le monde. Il a la joie de trouver Calvin, un belge qui lui traduit la règle du Yatsé et fait équipe avec lui, lui permettant ainsi de se mêler au joyeux groupe des adultes. Les biscuits circulent, les fou rire aussi. Pendant ce temps, nous alternons les parties de Petit Bac et de Dooble... Il doit faire moins 2 ou moins 3 degrés dans les chambres, mais 5 degrés dans la salle commune. Nous sommes toujours entourés de glaciers merveilleux,tout près, mais nous ne les avons pas vus...

 

Les nuages sont denses. Je sors avec Arthur et Raju pour aller jusqu’aux drapeaux de prière qui surplombent un impressionnant ravin glaciaire,  au milieu des moutons, ça a quelque chose d'écossais... C'est très beau, un peu fantomatique, nous ne voyons pas grand chose et rentrons sous la pluie.

 

C'est facile de rencontrer les autres en montagne. Nous devons bien être une quarantaine à faire de la buée sur les vitres ici. Toutes nationalités confondues. Les asiatiques un peu à part, qui parlent mal anglais, voyangent avec leur nourriture et font bruyamment leurs exercices d'art martial matinaux...

 

17h, une rumeur secoue les groupes et interrompt les jeux, les nuages se déchirent, le miracle se produit. Tout le monde se presse dehors, pour guetter chaque centimètre carré de glacier que les nuages dégagent, avant de les recouvrir de nouveau. La Fishtail, majestueuse, domine. En face, des morceaux des Annapurnas I, III et South. Les enfants découvrent qu'un glacier peut être noir... Mais il fait très froid, et le soir tombe. Pas de douche ce soir non plus... Pâtes et rosti, comme d'habitude, avec du thé brûlant. La grande tablée commente avec force émerveillement le fabuleux cirque de montagnes. Nous partageons un dortoir tous les 5, Raju dot dans la salle commune. L'émerveillement continue quand nous nous rendons compte que le guide du couple d'américains a fait 3 fois l'ascension de l'Everest, et participé, il y a 3 ans, au film américain du même nom... Dès lors, Samuel accapare l'américain francophone et procède à une véritable interview de son nouveau héros : temps de l'ascension,  nombre de personnes participant à l'expédition, poids porté, oxygène,  tentes laissées à chaque camp ou démontées, pépins de santé... A t il eu peur ? Froid ? Il est intarissable, et le guide se prête au jeu avec le sourire, que l'ensemble de la tablée finit par écouter. Moment très sympa, qui dure longtemps,  et que les enfants ne sont pas prêts d'oublier...

 

Les enfants se couchent à 20h, nous nous lèverons à 5h30...

Nous rêvons de la ronde de sommets qui nous entourent : Machhapuchhre  (6999), Himchuli (6400), Annapurna South (7200), Annapurna I (8090), Tent Peak (5200), Gangapurna (7455), Annapurna III (7500)...

Jour 6 : ABC - MBC - Deurali - Himalaya - Dovan

 

Il a beaucoup plu la nuit... Je crois dur comme fer que nous allons voir le soleil se lever sur les montagnes. Il fait très froid, il a neigé sur les sommets, légèrement saupoudrés. Nous sommes dans les nuages. Mais,  peu à peu, le temps que tout le monde réussisse courageusement à émerger, le miracle se produit de nouveau. Un à un, les sommets émergent également, jusqu’à ce qu'une somptueuse vue à 360 degrés nous offre les plus beaux sommets du monde, à portée de main. Majestueux. Sublimes. Emmitouflés et équipés d'appareils photos, toutes les nationalités présentes observent respectueusement le spectacle,  comme avec recueillement. Nous sommes chanceux. Camille et Anthony,  qui étaient arrivés l'avant veille,  n'avaient rien vu la veille... Nous avions également envisagé de passer la journée là avant de redescendre, si les géants de l'Himalaya s'étaient dérobés à nos regards... Comble de la chance, un documentariste algérien est monté avec un drone pour tourner un film sur le trekking et les sherpas, et nous pouvons l'observer faire voler son engin au dessus des drapeaux de prière... Les mots manquent pour décrire le spectacle. L'émotion nous étreint tous à la fois. Chacun ressent les choses très fortement, il y a des exclamations, des effusions... Nous n'avons plus de batterie pour l'appareil photo et le téléphone portable. Les panneaux solaires ne permettent pas de recharger. Seul, notre souvenir nous appartiendra...

 

A 7h30, frigorifiés, nous rentrons nous régaler de pain tibétain au miel et de thé brûlant. Alors que nous ressortons, en 5 minutes, les nuages envahissent le camp de base et nous dérobent les glaciers. C'est fini. Nous l'avons fait. Nous ne verrons plus rien. Il est temps de redescendre. A 8h30, nous sommes au MBC. Les enfants s'étaient promis de manger un mars au camp de base... Promesse tenue. Chance inouïe, à la descente, les nuages se déchirent et nous marchons face au Machhapuchhre... Puis la pluie se met à tomber. En 5 minutes, nous sommes trempés jusqu’à la moelle. 

Nous déjeunons à Himalaya. Nous voulions continuer jusqu’à Bamboo, mais après 5h de marche sous une pluie intense, nous déclarons forfait. Tout est en descente,  extrêmement glissant, et nous en venons presque à regretter les montées... De véritables cascades dévalent le sentier et ruissellent, nous avons de l'eau jusqu'aux chevilles. Nous perdons 1 600 mètres d'altitude. Les efforts sont moindres, mais le corps se contracte pour lutter contre la pluie qui dégouline dans le cou, clapote dans les chaussures, s'insinue le long de la colonne vertébrale. Physiquement c'est moins violent, mais le plaisir s'écoule avec la pluie... Nous sommes mieux protégés que les enfants. On leur découpe des sacs plastic à mettre sur la tête,  pour protéger leur capuche... Saleté de mousson. Et puis, une fois l'objectif atteint, il ne reste que le retour, l'excitation, la tension et l'émulation ne sont plus les mêmes. A partir de Chhomrong l'itinéraire changera, mais là nous connaissons déjà le chemin...C'est étrange de croiser ceux qui montent, de savoir ce qui les attend... à notre tour de les encourager ! 
Les enfants ont appris l'ambiance des refuges, découvert la convivialité autour de la table, le partage,  l'amitié spontanée, l'importance de ce qui s'échange en équipe,  en cordée... Ce soir, avec Raju, rébus, jeu des métiers, Dooble, morpion... avant une soupe chaude... et une douche chaude. Le déluge de la mousson continue, il me tarde de retrouver le soleil de la vallée... Nuit au Annapurna Approach Lodge, à 5 dans la même chambre. Les douches chaudes et recharges d'appareils sont encore facturées, demain elles ne le seront plus, nous dormirons plus bas. Mais nous avons regagné au moins 10 degrés ! Et c'est appréciable... Au lit à 20h45.

Jour 7 : Dovan - Bamboo - Sinuah - Chhomrong 

 

Il continue de pleuvoir une partie de la nuit... Mais au petit matin, juste avant 6h30, le ciel est rincé par l'énorme mousson, clair et lumineux. Le Machhapuchhre nous salue... Après le désormais traditionnel gurung (au fromage ou au miel, c'est selon), on serre les dents pour enfiler nos vêtements trempés. Hyper motivés. Down, up, down, up, down, up... Au bout de 20 minutes, on a chaud comme on n'a pas eu chaud depuis des jours et des jours... T-shirts et chaussettes sèchent sur nos sacs à dos, tandis que nous enfilons les kilomètres... Bientôt 120 au compteur,  jamais à plat... mollets et cuisses d'acier, nous grimpons des volées de marches par dizaines, par centaines, par milliers... Le sol est moins détrempé, nous pouvons mieux profiter du paysage, nous n'avons plus besoin d'avoir toujours les yeux rivés par terre, et la montagne sacrée nous salue...

 

Ma chaussure a de nouveau rendu l'âme. J'irai retrouver la même villageoise qui me l'a déjà recousue à Chhomrong... On marche de 8h à 13h avant la pause déjeuner. Le soleil change tout... A chaque pause, les enfants réclament de travailler, de faire des rébus... On cueille des tiges de riz, il a mûri depuis notre première randonnée et sera bientôt prêt à être moissonné. Arthur en machônne les grains jaunes, légèrement laiteux, comme nous le faisions à Brindas au mois de juin, avec les épis de blé. 

 

18h. Nous sommes restés à Chhomrong, tout en haut du village. J'ai les épaules douloureuses et les cuisses en acier. Ludo et les enfants se sont posés à la Fishtail Guest House, douche et lessive, les loupiots se sont aussitôt approprié la terrasse pour un jeu frénétique, se déguisant avec des herbes pour nous préparer un spectacle surprise... Quant à moi, je suis redescendue avec Raju faire recoudre mon godillot, 1h30 de raide descente puis d'un galop de rentrée, à perdre haleine... J'ai observé 2 porteurs monter 25 poules chacun, et les lâcher dans une maison... Superbe coucher de soleil depuis la terrasse.  

 

Hier soir, un groupe de 12 coréens dans notre lodge, qui "campent" : ils trekkent avec guide, porteur et cuisinier, mangent coréen, mais paient leur lit plus cher que s'ils consommaient au restaurant du lodge...

 

Un mois demain que nous sommes au Népal. Les visites culturelles du début me semblent si loin ! Un autre univers... Avec l'Equateur (5 semaines) et l'Indonésie (4 semaines), c'est donc le troisième pays où nous séjournons plus longtemps que les habituelles 3 semaines... C'est dire si ce pays nous touche ! L'Himalaya est fascinant, avec ses villages accrochés à des pics vertigineux, auxquels on n'accède qu'en marchant des jours et des jours... avec les épines dorsales de ses escaliers d'ardoise et de granit qui lui courent sur les flancs, infiniment... avec ses montagnards à la vie rude, qui semblent n'avoir pas bougé depuis des siècles, hormis les Guest House qui fleurissent... Une américaine de 62 ans, avec laquelle nous avons fait un bout de chemin, et qui marche seule avec son guide, nous racontait être venue en 1979, alors qu'il n'y avait aucun hôtel, au mois d'avril,  en plein hiver, et campé dans la neige, et dormi sous l'énorme rocher qui servait de refuge aux himalayistes, trekkers, caravaniers et commerçants indiens et tibétains... En quittant l'ABC, nous nous sommes éloignés du haut Mustang, et du Tibet. L'accès à cette zone est restrictif, le permis de trek coûte plus de 500 $, l'altitude est plus élevée, et la proximité avec le Tibet amène les gouvernements chinois et népalais à limiter ces permis,  alors que le Ghorepani Trek peut concerner en moyenne 700 personnes par jour, et l'ABC,toujours dans le Sanctuaire des Annapurnas, de 200 à 300 personnes en haute saison... D'être hors saison, nous évitons ces hordes du monde entier, qui croisent les porteurs, mais subissons la mousson...

 

Les népalais sont en 2073. Raju est formidable avec les enfants et nous, parfois pris d'émotions impulsives qui lui amènent des larmes de joie aux yeux, ou lui font furtivement déposer un baiser sur la joue d'Arthur... Il ne croise jamais personne sans lui demander de quel pays il vient, et quel trek il fait. Mais quand même, quelle drôle de vie que celle de guide ! A 2 reprises, nous avons été interpellés amicalement par des guides croisés lors de ne premier trek, qui prennent des nouvelles et félicitent les enfants...

Jour 8 : Chhomrong  (1950) - Ghurjung (1850) - Siprong (1850) - Chuile - Tadapani (2630) - Ghandruk 

 

13h. Après 4h de montée éprouvante, nous arrivons à Tadapani. Hier soir, nous avions décidé de faire la grasse matinée, et de ne déjeuner qu'à 7h30... Mais à 6h30, Raju vient nous prévenir qu'on voit toutes les montagnes... En 2 secondes, nous sommes hors de nos sacs de couchage. Le ciel est limpide, pas un  nuage sur le bleu azur. Les glaciers éclatent de blancheur. Une pureté invraisemblable. L'euphorie nous gagne. Nous envisageons de retourner au Base Camp, de prolonger le trek, de repasser à Poon Hill, où nous n'avions rien vu, lors de notre précédent trek... Raju nous prend au mot, et nous propose de changer d'itinéraire : nous visions Ghandruk, nous décollons finalement pour Ghorepani... 9h de marche au bas mot, et plus de 1 000 mètres de dénivelé positif... A 13h, affamés et transis par la pluie qui a chassé le soleil, nous sommes à Tadapani, à 4h de marche de Ghorepani, toujours en grimpette, et l'euphorie est retombée... Mais les enfants sont ravis, un vieux poêle à bois rouillé trône dans le restaurant. 

 

20h30. Nous avons repris le chemin de la vallée. Les enfants sont couchés. Après 2 ou 3 nouvelles heures de marche dans la brume et l'humidité, nous arrivons à Ghandruk. A chaque village, Raju nous demande si nous désirons nous arrêter ou continuer... A 17h30, nous posons nos sacs dans un merveilleux lodge de ce gros village gurung, une maison traditionnelle superbement restaurée, murs de pierre, portes et fenêtres de bois ouvragé sans vitre, portes très basses, poutres intérieures et plafond "à la française"...  Au premier étage, grande chambre de 5 lits directement sous les ardoises du toit. Photos et peintures aux murs, pots en cuivre pour cuire le riz, servir le daal bhaat, préparer la soupe de lentilles ou stocker les céréales ou le vin traditionnel à base de millet, le raksi. L'endroit est charmant, et nous sommes les seuls. Peu de villageois font ainsi le choix de protéger leur culture gurung, car ce n'est pas payant... Les clients réclament des toilettes à l'intérieur de la maison,  ne veulent pas ressortir pour se doucher, préfèrent "le moderne"... Surtout les coréens et japonais,  qui ne mangent pas local mais amènent leur propre nourriture, par peur d'être malades...

 

Dans le lodge, un garçon de 16 ans est en vacances chez son oncle et sa tante, qui parle un bon anglais  (si l'on excepte l'accent...) et est avide de discuter avec nous... Tout y passe : son appétence pour le foot, son projet de devenir ingénieur, son souvenir du tremblement de terre, alors qu'il jouait avec un copain et a pensé que ce n'était pas plus grave que d'habitude ; son père qui est chauffeur routier au Koweit depuis 3 ans, et avec qui il discute par skype, sa soeur qui a fait un mariage d'amour hors caste, et épousé un moghol ; le nombre de langues parlées par les népalais ;  la pop music anglaise et américaine ; le cinéma français ; la cuine népalaise ; les mintagnes et la mer... Sans tabou,  ce jeune évoque aussi les difficultés générationnelles, son grand père dans l'armée britannique des Ghurkas, cette force spéciale mondialement connue comme un groupe farouche et puissant,  le développement de son pays dans les villes... Le mot "caste", dont le concept structure l'ensemble de la vie népalaise, est utilisé pour parler du groupe ethnique. La religion est l'autre pilier de cette société métissée, qui redoute de voir les chinois et les indiens terminer de faire disparaître totalement le patchwork culturel du Népal.

 

Au contact de trekkers du monde entier, le Népal se dévoile à nous... A midi, 2 lituaniens et un groupe de taïwanais partageaient notre table. Nous avons aussi vu une autre famille avec 2 jeunes enfants. Recroisé le vieux monsieur néo zélandais qui nous recommandait de ne pas oublier Maurice Herzog... Partagé les biscuits d'un groupe d'australiens épatés que les enfants soient allés au Base Camp... 

 

Ce pays, en pleine mutation, est attachant et tendre, fort et fragile, hermétique et transparent. Si loin de notre culture ! Le Tibet et l'Inde s'y donnent rendez vous sans que nous comprenions toujours ce qui relève de qui... Le Toit du Monde façonne des hommes à la fois forts et fragiles, avenants, accueillants, hospitaliers. Mais il ne fait toujours pas bon être une femme au Népal... Il y a aussi la grande misère, l'exploitation sexuelle, le trafic humain, l'analphabétisme, l'espérance de vie à 60 ans, la puissante corruption, les rudes climat et relief qui soumettent les hommes aux catastrophes naturelles, le poids des religions sur cette société multiséculaire, et essentiellement orale... Chacun ici a des origines du côté du Tibet, du Bouthan, du Laddak, du Cashmere... et rêve d'Amérique, ou des pays du Golfe et des Émirats... Nous ne savons rien de l'organisation communautaire des groupes ethniques et villages, hormis le nettoyage et l'entretien collectifs des chemins de trekking... Nous ne connaissons pas non plus les pratiques chamaniques locales, pas plus que les nombreux festivals et fêtes religieuses qui rythment le calendrier...

 

Marcher est étrange. Nous sommes perdus dans le temps,  comme coupés du monde. Maintenant que le camp de base des Annapurnas, dont nous avions fait notre objectif,  a été atteint, nous avions le choix entre retourner à Pokhara le plus directement possible, ou continuer à sillonner le ventre de la montagne, à emprunter ses chemins et ses escaliers, à parcourir ses villages ethniques, sans autre objectif que celui de marcher, pour le plaisir. Franchir des ponts suspendus au dessus de ravins impressionnants et de gouffres bouillonnants, traverser les forêts de rhododendrons aux troncs et branches moussus, guetter les pics vertigineux des glaciers himalayens du Sanctuaire des Annapurnas et du Haut Mustang, traverser les terrasses plantées de riz, millet, maïs et pommes de terre, les villages aux maisons de pie et toits d'ardoise,  aux maisons de bois et toits de tôle, croiser les porteurs chargés de leur poids, les carava6de chevaux et de mules, les femmes qui travaillent aux champs, les hommes qui refont le chemin, cueillent le bambou et le piment pour le faire sécher, ramassent des champignons et coupent du bois... Les très jeunes porteurs, encore adolescents, grimpent les marches avec des écouteurs dans les oreilles, soulageant leur dos par une sangle sur le front, qui pèse davantage sur le cou et les épaules... De toutes jeunes femmes allaitent leur bébé tout en s'adonnant aux tâches de la lessive ou du potager... Et'les lodges se construisent, toujours plus de Guest House pour accueillir toujours plus de trekkers du monde entier...

Jour 9 : Ghandruk  - Syauli Bazar

 

Raju nous prévient, à 6h20, que le ciel est dégagé et qu'on peut voir les montagnes... Nous nous précipitons à la fenêtre, pour un festival de cimes enneigées se découpant sur ciel bleu, aux lueurs du soleil levant. 9h30 : on décolle, après un excellent petit déjeuner pris dans le jardin, au soleil devant les Annapurnas. On serait bien resté ici... Demain, ce sra Pokhara. 

 

3h30 de marche toute en descente dans les rizières étagées, un sentier déjà partiellement parcouru il y a 3 semaines... Pour la première fois, nous dormons dans la même Guest House en bord de rivière, à Syauli Bazar. Les enfants sont particulièrement heureux de retrouver leur cabane... Pour la première fois en 10 jours,  le soleil ne nous a pas quittés de la journée. Nous nous installons,  et les enfants vont jouer à la rivière tandis que nous attendons le repas. Ils s'absorbent avec frénésie dans leur monde partagé, à mi chemin entre notre vécu ces derniers temps et un imaginaire foisonnant. 

 

Raju vient nous tenir compagnie. Demain, nous nous séparerons, et ces 10 jours passés ensemble sur le Toit du Monde ont créé des liens forts. Il ne s'est jamais departi d'une certaine réserve, ni de son sens des responsabilités, nous demandant rituellement comment nous allions, commandant pour nous les repas, les couvertures dans les Guest House, les douches chaudes en altitude, attentif aux enfants... Aujourd'hui, il raconte. Il raconte son métier, ce travail si spécial qu'il aime passionnément, et il se raconte. La gigantesque entreprise de corruption de la famille royale sous la monarchie... La désorganisation du gouvernement maoïste qui s'en est suivie... La vente du Népal aux indiens et aux chinois... Et la folie de ses clients... Ceux qui viennent en montagne avec un kilo de marijuana, et lui proposent de multiplier son salaire parbdix en la vendant... Ceux qui éclusent tous les soirs bière et raksi, le vin local, chantent, dansent, et se battent toute la nuit, avant de marcher le lendemain... Ceux qui montent au Camp de Base en portant une voile ou un bateau, pour redescendre en parapente ou en rafting, activités hautement dangereuses à cet endroit et à cette altitude... Ceux qui refusent de partager non seulement leur chambre en dortoir mais également le lodge, qu'ils louent tout entier pour y dormir seuls une nuit, afin de vivre une exceptionnelle expérience de haute montagne... Ceux qui, non loin de la bouffée delirante, viennent au Népal vivre une expérience mystique, se rapprocher d'un idéal de pureté et du rêve des grands sommets, et, après le premier trek de leur vie, se rasent la tête et deviennent lamas dans un monastère tibétain... Ceux qui distribuent les billets de 1 000 roupies (plus ou moins 10 €, l'équivalent d'une nuit d'hôtel pour 5 en ville) aux paysans pour les prendre en photo... Ce chinois, il y a 2 ans, monté au camp de base en plein hiver, qui a déclaré adorer la montagne, s'est baigné dans une cascade alors qu'il faisait moins 25 degrés, et est mort d'hypothermie dans la nuit... Sans compter tous ces allumés qui engagent un guide jusqu’à l'ABC, avec le seul permis ACAP, et qui, une fois là,  informent leur guide qu'il peut rentrer seul en ville, et qu'ils vont poursuivre seuls une ascension sans permis, avec l'objectif de mourir sur le Toit du Monde... ou de paser en Chine... Le guide accompagne ceux que l'Himalaya fait rêver, ceux qui accomplissent le trek de leur vie, ceux qui s'entraînent pour l'ascension de sommets et de glaciers, mais aussi ceux que leur recherche d'absolu risque de faire basculer, ceux dont l'équilibre plus ou moins stable vient se mesurer aux vertigineux géants de glace, ceux qui jouent leur va tout sur les crêtes pentes neigeuses du massif mythique, ceux qui confient leur vie à la météo, et leur corps aux neiges éternelles... Étrange métier que celui de guide, passeur, accompagnateur, littéralement compagnon de cordée... Et en 10 jours de cheminement commun, dans des conditions de dénuement total, le partage est fort...

 

Ici, à la fois la vie se dématérialise, nous ne possédons que ce que nous portons sur le dos, et que nous lavons chaque soir pour le remettre le surlendemain... et à la fois les choses matérielles prennent une importance cruciale, réussir à faire sécher le linge, économiser ses forces (et les raisins secs, petits pois grillés et céréales apportés), gérer l'eau de la montagne que nous buvons avec les pastillles de chlore, prendre une douche chaude, soigner les ampoules (heureusement, Samuel a eu la première hier !), désinfecter les plaies laissées par les sangsues, boire suffisamment de thé pour se réchauffer, trouver comment recharger la batterie de l'appareil photo, autant de petits riens qui rythment la journée de marche, et conditionnent la réussite du trek... Autant de gestes insignifiants en ville et qui deviennent, en montagne, à des jours de marche du premier village accessible par la route, du premier médecin, de la première connexion internet, du confort le plus basique... essentiels... Heureusement pour nous, Raju est là, qui veille... Nous nous sentons alors disponibles pour admirer le paysage et jouer avec les enfants, déchargés du souci de l'itinéraire, du ravitaillement, de la sécurité... Nus pouvons mieux consoler Salomé de l'immense tristesse de l'oubli de son bâton de marche dans une Guest House, bambou donné par un petit porteur d'une dizaine d'années il y a 3 semaines, lors de notre premier trek, qu'elle avait gravé à l'opinel, et comptait soit ramener en France (...), soit enterrer en Himalaya... Nous pouvons mieux nous réjouir avec Samuel de la perte de sa deuxième pré-molaire, juste avant l'ABC, l'un de grands moments de ces dix jours... Nous pouvons davantage être disponibles aux belles rencontres, comme ce guide qui ne s'est pas fait prier pour raconter aux enfants ses 3 ascensions de l'Everest, ou ce matin, la dame de la Guest House de Ghandruk, si émue de nous voir partir quand nous sommes allés la saluer dans son potager, qu'elle a pleuré en embrassant les enfants, et leur a cueilli un magnifique concombre en cadeau... Il faut dire qu'hier, Samuel l'a rejointe en cuisine, aidée à cueillir les haricots, puis à couper les oignons et à râper le fromage (au lait de yak) du repas... Avec chacun leurs quelques mots d'anglais, de grands sourires et des regards appuyés, l'enfant aux yeux bleus et la vieille dame au regard lumineux se sont entendus...

 

Seulement 3h de marche aujourd'hui, et des heures de jeu au bord de la rivière... La lessive est faite de petits points de couture aussi, et les enfants viennent nous trouver, les yeux brillants de plaisir, excités et complices, sautillant sur place pour nous parler de leur surprise : ils ont préparé un feu de bois au bord de la rivière, qu'ils voudraient allumer à la nuit tombée... quelle bonne idée !

 

21h. Une heure qu'ils sont couchés... Notre dernière soirée en montagne a été très sympa. Un joli feu de camp allumé sous les étoiles, au bord de la rivière, avant le repas... Autour de ce feu himalayen, l'évocation de celui que nous avions allumé en Amazonie, également au bord de la rivière...

 

La perspective du retour en ville, demain, n'est pas si simple. Nous connaissons déjà la route... 2h de marche jusqu'à Birethani, check point, puis Nayapul, où nous prendrons un taxi pour Pokhara... Ce soir, pour la première fois depuis 9 jours, nous sommes de nouveau connectés au monde, via le web. Des messages nous parviennent, certains envoyés la semaine dernière, qui finissent de nous décaler dans le temps, de nous extraire de la société de l'immédiateté. Nous échangeons les nouvelles du monde autour d'un thé avec Raju, 2 danois, un allemand... Remettons les choses en perspective, réinventons l'importance des événements, par ordre croissant... La petite avalanche vue et entendue à l'ABC, au pied du Gangapurna, la peur des enfants du violent orage de cette nuit, les préparatifs à venir, tout bientôt, de notre passage en Inde... sont des non événements, petites incidences personnelles, mais l'effet papillon... Nous avons cueilli les étoiles de l'Himalaya sur le Toit du Monde, et ne serons jamais plus tout à fait comme avant... Nous emportons avec nous un peu de cet air pur des montagnes d'altitude, un peu de la rudesse de cette vie des paysans himalayens du Népal, le sourire sur leurs pommettes hautes et saillantes dans les visages burinés, le regard limpide et franc, l'éclatante blancheur de la glace des sommets, comme autant de souvenirs éblouissants, de promesses à venir, de possibles à inventer, d'ailleurs à bâtir... Nous emportons les Annapurnas dans notre jardin impressionniste de Brindas, bien sûr, à côté des lagons du Pacifique et de la forêt amazonienne... L'idée que le Machhapuchhre n'ait jamais été gravi, qu'il existe encore sur la terre un endroit vierge, non foulé par l'homme, comme un espace en devenir... nous plaît bien... Un petit coin mystérieux inconquis, tout en haut d'une grande montagne blanche et acérée, en forme de queue de poisson...

Jour 10 : Syauli Bazar – Birethani – Nayapul – Pokhara

 

 

 

Et voilà ! Tout s'enchaîne rapidement, le soleil nous réveille tôt et nous accompagne, le Machhapuchhre nous dit au revoir, les enfants passent encore une heure à la rivière avant de partir, et Raju promet de passer voir leur cabane lors de son prochain trek ici ! Nous croisons de nombreux randonneurs qui débutent leur marche, et faisons viser nos cartes juste avant un groupe de... 68 chinois, avec leurs 6 guides népalais ! A Birethani, nous avons la surprise d'être accueillis par des animations, c'est "la journée du tourisme"... Avant que nous ayons eu le temps de réagir on nous colle un tika sur le front, ce point rouge des hindous, et nous profitons d'une expo photo sur la montagne... tellement moins bien qu'en vrai... On est un peu sonné par toute cette affluence, ce mouvement, cette agitation... Raju écourte le retour vers la ville, hèle un taxi, et à 14h nous sommes à Pokhara, sous un soleil éclatant. Il faut se dire au revoir, aller manger, organiser ce retour, le corps réclame le mouvement, encore marcher, l'âme appelle la paix du monde d'en haut, mais les enfants, passée l'émotion de la séparation, ont retrouvé leurs playmobils, et reprennent leurs jeux... La terre est en chemin...

 

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Commentaires: 5
  • #1

    Mamou (jeudi, 29 septembre 2016 12:01)

    Merveilleux, je vais me mettre sur une carte détaillée pour vous suivre dans votre marche vers les anapurnas.
    Ne vous découragez pas, bien sur il y a toujours des aléas, la preuve les chaussures de Flo baillant largement mais réparées par une népalaise afin qu'elle connue son trek.
    bisous pour aujourd'hui

  • #2

    mili (jeudi, 29 septembre 2016 19:05)

    V

  • #3

    vio (vendredi, 30 septembre 2016 08:01)

    A fond dans votre récit! Merci pour ces moments par procuration!Vivement la suite!
    biz les pic pic

  • #4

    Mamou (samedi, 01 octobre 2016 18:58)

    Je viens de terminer le récit de vos 10 jours de trek hymalayen, c'est formidable, on se serait cru avec vous. Les enfants et vous garderont un souvenir inoubliables.
    A bientôt pour la suite de vos aventures
    bisous, bisous

  • #5

    Palenquin et Tartiflette (lundi, 03 octobre 2016 03:39)

    Un petit coucou grace a notre retour a la vie connectée, quel régal de lire vos recits, on en demande toujours plus!un grand bravo a vous 5 pour avoir touché les étoiles, vous nous avez fait rêver, meme sans images, les mots nous ont touché! maintenant on veut encore plus fort aller au Népal !on repart dans la nature mais bientôt des news, on a plein de trucs a vous raconter!! Plein de gros bisous a vous 5!!