Sur la mer qui fait le gros dos...

Ça avait pourtant bien commencé... 7 heures du matin, le ciel est cendré. Le gris s'est installé, barbouillant l'azur, écrasant même les nuages, colorant le ciel à la mine de plomb, faisant ressortir le vert pâle et lumineux de l'eau. C'est sauvage et splendide,  ce ciel plus sombre que l'eau, j'adore. Pleins d'allant, on embarque sur le Salomé, raffiot craquant et grinçant à la peinture défraîchie, au moteur éructant. Salomé, du nom d'une célèbre chanson indonésienne... Pas d'intérieur, une bâche tendue sur le pont pour l'ombre, et Cap'tain Aladin qui scrute l'horizon, une kretek au coin des lèvres, ces cigarettes indonésiennes au clou de girofle, la barre de direction manoeuvrée avec le pied, son corps sec et musclé taillé dans du bronze comme un Rodin illuminant le noir du ciel. Il y a aussi le photographe, qui complète l'équipage et joue avec les enfants, et Mesia, une étudiante danoise qui fait les 2 jours de snorkelling avec nous. Le groupe d'adolescents indonésiens de la veille ne nous a pas rejoints. Nous avons la mer pour nous, et la journée qui étire ses promesses.

 

On voit venir le grain. Le vert de l'eau s'éclaircit encore, diaphane. Le plomb du ciel s'obscurcit encore, jusqu’à devenir noir. Où se découpent de gros nuages aux formes de chou fleur. Là bas, sur cette petite île que nous longeons, le ciel a déjà commencé à fondre et à se liquéfier, et son eau à se déverser, en longs traits blancs et verticaux. On rassemble les sacs sous le pont, à côté du moteur crachotant, là où il fait chaud, là où l'odeur de gazole est le plus insupportable. On arrime les sandales, le pique nique et le matériel de snorkelling... et on regarde venir.

 

Ça commence par un formidable coup de vent. Qui mélange le ciel et la mer, soulève l'eau en gerbes, en trombes, en paquets. À la première embardée, on se dit que ça va tenir. La proue du bateau se soulève, tutoie les nuages un instant, comme en suspension, puis retombe violemment, creusant son sillon dans les flots en furie, faisant naître des bouquets d'écume qui déferlent sur le pont, des étincelles d'eau grise qui s'immiscent partout. Nous sommes dégoulinants, et l'eau parait froide et cinglante, avec la violence du vent. Pas moyen de se protéger un peu. Les gilets de sauvetage sont vaguement efficaces contre la morsure cinglante de la pluie horizontale, pas contre le froid et le vent. Aucune trêve : sitôt claqué sur le dos rond de la mer, le fond du bateau repart à l'assaut des cimes. Ça ne semble jamais devoir s'arrêter. Arthur devient gris, vert, vert de gris... puis s'endort, roulé en boule, au milieu du rugissement des éléments. Aladin ne quitte pas des yeux l'avant de son bateau, fait ronfler le moteur, écoute crier et craquer l'ossature de la vieille carcasse, et sourit. La pluie ruisselle sur son beau visage d'acier. Il a ôté son t-shirt, l'a essoré, et attaché comme un étendard sur un mât de bambou, où il claque au vent avant que la pluie ne le rabatte et l'entortille, le vrille. On ne voit pas à 50 mètres. Tout s'est fondu dans le gris. Le bateau souffre tellement que des images d'apocalypse me traversent. Les enfants font le dos rond et attendent que ça passe, confiants. Il a dû en voir d'autres en mer de Java, ce raffiot ! Et puis, il s'appelle Salomé... Et avec Aladin à la barre...

 

Le temps s'étire. La tempête ne se calme pas. Une tempête de folie, des creux de plus d'un mètre,  peut-être un mètre cinquante. On grimpe sur le dos de la vague, et on retombe au fond. Avec violence. Avec fracas. On ne sait plus exactement où est le haut et où est le bas. Le tumulte du vieux moteur qui lutte, conjugué à celui des éléments déchaînés, est si puissant qu'on ne reconnaît plus les battements de nos coeurs. Un quart d'heure passe. Un autre. Et puis, à l'ouest, une éclaircie, comme une trouée de lumière dans le gris du ciel. Qui fait renaître l'espoir. Mais il faudra encore plus d'une heure, avant qu'on réalise qu'on est sorti de l'oeil du cyclone... que le gris s'est aplati, aplani, a déroulé son long tapis houleux plus calmement, et que le fracas assourdissant qui emplissait nos oreilles s'est aussi apaisé. Aladin sourit toujours : il coupe le moteur, lance l'ancre, sort les masques, tubas et palmes de leur caisse. Ici, le fond est beau, malgré les débris et coraux morts lors du dernier tsunami... on peut plonger.

 

Le récif est sombre, agité, l'eau est trouble de tant de larmes non salées déversées en si peu de temps, mais les poissons se comptent par milliers, de couleurs étonnantes, qui viennent nager avec nous... Les enfants s'émerveillent, et nous aussi. Le temps d'une plongée, puis d'une grillade de poissons sur une plage de sable blanc, et nous reprenons la mer... et une nouvelle tempête. Cette fois, la tête enfoncée dans les épaules, on sait ce que c'est.... On sait ce que le Salomé a dans le ventre, et le capitaine aussi ! Moins d'une heure plus tard, on plonge de nouveau, sous un ciel sombre et chargé, mais sans vent ni creux de vagues. Pour un paysage marin de toute beauté.

 

On quitte Karimunjawa ce matin, le coeur moins gros que la mer de Java... 5 heures de ferry jusqu'à Jepara, où se fabriquent les meubles si prisés en Europe, puis autant de bus jusqu'à Semarang, grosse ville portuaire, que nous découvrons inondée... En 1816, la ville a vu passer Arthur Rimbaud qui, après s’être engagé dans l’armée hollandaise, déserta au bout de quelques jours, et repartit en Europe sur un navire écossais.

 

Demain, on ralliera Jakarta, la mégapole tentaculaire, bruyante, polluée, gigantesque... pour organiser notre prochaine expédition. 6h30 de train... et encore un réveil à l'aube ! Les enfants supportent avec le sourire nos heures de bus, bateau, train... Pourvu qu'il ne pleuve pas ! Même pas peur... 

Écrire commentaire

Commentaires: 4
  • #1

    vio (jeudi, 16 juin 2016 17:48)

    Quelle équipée pour une petire embarcation! Mais nul étonnement que le Salomé, aidé du capitaine Aladin, ait fièrement bravé la tempête, même pas peur..
    Bon voyage à vous pour ce futur changement d'atmosphère que sera Jakarta, et après les grandes étendues, bonne réadaptation au grouillement de la ville!
    Big kisses!

  • #2

    Mamou (jeudi, 16 juin 2016 18:14)

    quelle aventure, le Salomé tient bon malgré les bourrasques.
    Arthur toujours fidèle change de couleur, se retourne et s'endort ce qui est le mieux quand on a le mal de mer.
    Attacher bien vos gilets de sauvetage.
    Après un temps calme et dégustation de la pêche, cela a l'air dékicieux.
    Donc en retoute vers Djakarat,
    bisous, bisous

  • #3

    Misia (vendredi, 17 juin 2016 01:57)

    Thank you so much for those days, it's been amazing. I miss you already :)
    Good luck in Jakarta!! (the hostel I stayed in was called Six Degrees as I remember I was supposed to send you that :))
    Hugs hugs to all of you!!!

  • #4

    vio (vendredi, 17 juin 2016 08:05)

    Des kretek kony en fumait en indonésie, il en a même un reste de paquet à moitié désséché..mais moi je préfère mettre les clous de girofle dans les plats!
    J'ai regardé sur internet les lieux que vous venez de traverser, effectivement peu touristiques mais réputés pour leurs fonds marins sublimes, dont on a un aperçu avec vos photos. Mais d'avoir en prime le récit de tempêtes.. c'est glaçant, et magique! Bravo à nos moussaillons, et à arthur quis'endort sous les éléments déchainés.. tu as raison mon bonhomme c'est aussi efficace que de vomir mais qd même plus sympa contre le mal de mer!
    Bisous d'un plancher des vaches, certes détrempé mais plancher qd même!